LES MYSTERES d’ELEUSIS, du mythe de Déméter et Perséphone aux mystères des Wisigoths

Par Pierre-Louis Besombes, écrivain, conférencier.

Article paru dans le magazine Les Secrets de la Loge, n°4, février 2013.

Tous droits réservés (texte et photos).

 

Situé dans la baie d’Elefsina, Eleusis était un haut lieu initiatique de l’antiquité grecque. Occupé dès le néolithique, il fait aujourd’hui partie d’un ensemble portuaire industriel, situé à une vingtaine de kilomètres d’Athènes.

La plupart des touristes oublient de s’y rendre, préférant le site de Delphes, l’Acropole ou les monastères orthodoxes des Météores.

En ce lieu sacré où tant d’anciens ont reçu l’initiation, il n’y a plus qu’un champ de pierres. Pourtant, les pierres respirent encore. Elles sont vivantes. Cherchent-elles à nous communiquer la mémoire des siècles ? Les mystères d’Eleusis ont traversé le temps. En parler était puni de mort. Contrairement à Delphes, nul ne pouvait y entrer s’il n’y avait pas été initié.

Des hommes célèbres se firent initier à Eleusis comme Platon ou Cicéron. Sophocle ne disait-il pas : « Trois fois heureux ceux qui, ces rites accomplis descendent vers l’Hadès. Pour eux seuls il y aura vie. Les autres souffriront un sort malheureux ».

Les mystères d’Eleusis étaient réservés aux citoyens d’Athènes. Aux hommes et aux femmes n’ayant pas commis d’homicide et sachant parler le grec. Le rite était même ouvert aux esclaves.

 

Le Mythe de Déméter et Perséphone

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Le sanctuaire d’Eleusis est basé sur le mythe de Déméter et de Perséphone. Déméter représente la déesse mère, la déesse de la terre cultivée et des moissons. C’est la sœur et épouse de Zeus. Elle a une fille, la vierge Perséphone. Hadès, frère de Déméter et de Zeus, dieu des enfers qui règne sur les mondes souterrains, l’aperçoit en train de cueillir des narcisses et l’enlève. La déesse Déméter fait alors l’expérience de la douleur, noyée de chagrin, elle assèche la terre où plus rien ne pousse. La famine règne alors sur la terre. Elle se mets à la recherche de sa fille pour finir par s’installer à Eleusis. Zeus inquiet de la situation envoie Hermès auprès de son frère Hadès. Celui-ci doit céder. Dans une dernière traîtrise, Hadès, sorte de Zeus chthonien, donne à son épouse une grenade qu’elle mange. Celle-ci est désormais liée à lui pour l’éternité. Perséphone passera les quatre mois de l’hiver sous terre et tel l’épi de blé remontera à la surface au printemps.

Le mythe de Déméter et Perséphone est très ancien. Il est lié à d’autres légendes. Notamment, celle de Baal et d’Anat dans la mythologie des Cananéens ou les phéniciens (actuel Liban, et une partie de la Syrie, Palestine et Israël). La suprématie de Baal, dieu de l’orage et de la végétation, se voit contester par Môt, dieu de la mort et de l’autre monde. Ce dernier tue Baal et toute vie disparaît sur terre. La famine s’installe. Mais la déesse Anat parvient à retrouver le corps de celui-ci et le ramène à la vie. Anat est la déesse-vierge-mère, sœur et épouse de Baal, patronne de l’amour et de la fécondité. Elle symbolise le renouveau du printemps.  Un nouveau combat a lieu contre Môt et Baal en sort vainqueur. A la mort de Môt, Anat le dépèce et ce dernier est assimilé à un grain de froment. Nous retrouvons dans ce mythe l’alternance des saisons et le retour à la vie. Ce thème est récurrent dans les traditions antiques. Ainsi le mythe osirien, fait allusion au premier mort ressuscité. Osiris, dieu égyptien de l‘agriculture, de la végétation et des cycles de renaissance, après avoir été assassiné par son frère Seth, dieu des ténèbres, revient à la vie par sa sœur et épouse, la déesse Isis. La similitude entre ces mythes prouve que les grecs, grands explorateurs de la Méditerranée, ont été en contact avec d’autres religions et les ont intégrées à leurs propres cultes. Ainsi Déméter, la déesse-mère, ne serait que l’alter-ego d’Isis égyptienne, de Dana déesse-mère et vierge chez les phrygiens, dans l’actuelle Turquie, d’Ashtarté ou d’Ishtar chez les mésopotamiens... Il est à noter que ces déesses-mères, vierges, mettent au monde des êtres qui meurent de mort violente pour être ensuite ressuscités.  Ainsi Dana, la vierge-mère, conçoit son fils Attis à partir d’une grenade. Celui-ci est tué par un ours. Il ressuscite chaque année au printemps.

L’initiation aux Petits et aux Grands Mystères

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Les cérémonies de l’initiation consistaient en trois temps : paroles et enseignements secrets (legomena), processions et drames sacrés (dromena) et présentation d’objets sacrés (deiknumena). Les Mystères se composaient de trois degrés d’initiation : initiation préalable (muèsis), initiation complète (télétè), et contemplation (epopteia).

Les Petits Mystères

Les Petits Mystères se déroulaient en février, non loin d’Eleusis, à Agrae. Là dans un temple dédié à Perséphone, des hiérophantes rejouaient devant les néophytes la scène de l’enlèvement de Perséphone.  Plusieurs jours se passaient en prières et invocations. En septembre, commençaient les rites préparatoires, notamment de purification, les néophytes devant plonger à la mer avec un porcelet qu’ils devaient ensuite sacrifier. A la fin de ces cérémonies, les néophytes étaient devenus des Mystes (du grec Mustês, initié) et pouvaient aspirer aux mystères de la contemplation (epoteia).

Les Grands Mystères

Les Grands Mystères qui faisaient suite aux Petits ne se célébraient que tous les cinq ans à Eleusis. Ils duraient neuf jours. Un cortège s’élançait d’Athènes, suivant la voie sacrée, pour gagner le sanctuaire. Les Mystes devaient passer la nuit de l’initiation pour affronter de terribles épreuves. Ils étaient vêtus de peaux de faon et devaient déambuler dans des dédales, dans l’obscurité la plus complète, à l’écoute de gémissements angoissants. Ces labyrinthes font resurgir en mémoire, le dédale où était tapi le Minotaure, cette créature à corps d’homme et à tête de taureau. Et les Mystes tâtonnant dans les ténèbres étaient aux prises avec des visions apocalyptiques des artifices mises en place par les prêtres sous la forme de chimères, de dragons, de larves humaines

Tout faisait partie du processus pour se rappeler, pour se souvenir. « Au ciel apprendre c’est voir, sur terre c’est se rappeler » écrivait le poète grec Pindare.

D’après Edouard Schuré, un prêtre mettait ensuite en action une fumigation qui avait pour effet de faire apparaître des formes fantasmagoriques, mi-hommes, mi-démons. Il fallait passer à travers ces formes hideuses et chimériques pour poursuivre l’initiation.

Là, les Mystes finissaient par parvenir au telesterion où trois mille personnes pouvaient prendre place. Ils découvraient assis sur leur trône Hadès, le dieu des enfers et Perséphone son épouse. C’était la contemplation (epopteia).

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Ici s’accomplissaient des rites mystérieux. Il est fort probable que comme dans beaucoup de rites antiques ait eu lieu une hiérogamie, une sexualité sacrée, entre un hiérophante et une prêtresse. Cette pratique rituélique était fort répandue dans les rites antiques, telle la hiérogamie entre Baal et Anat ou entre Isis et Osiris. Les Mystes répétaient alors en chœur « tombe en pluie », puis regardant la terre, disait « deviens grosse ». Selon la légende Zeus et Perséphone ont eu un fils Zagreus ou Dyonisos. Zeus par sa foudre ensemence la terre mère.

Puis s’ensuit la révélation des aporrètha, les secrets, par le hiérophante. Une lumière divine, une vision ineffable emplissait alors le cœur des initiés. Que voyait-on réellement ?

Apulée, auteur du II° siècle après J.C. et initié à plusieurs cultes orientaux dont ceux d’Isis, disait des mystères d’Eleusis « je m’approchais des confins de la mort et, ayant atteint le seuil de Perséphone, j’en revins ayant été porté à travers tous les éléments de l’eau, du feu, de la terre et de l’air. Dans les profondeurs de minuit, je vis le soleil reluisant d’une lumière splendide, en même temps que les dieux infernaux et supérieurs et, m’approchant de ces divinités, je leur payai le tribut d’une pieuse adoration ».

Par cette vision des mystères, l’initié devenait voyant pour toujours. Il avait vu l’autre côté, l’au-delà, le royaume des dieux et de déesses. Il semble que le but des mystères d’Eleusis était de montrer que la vie perdurait après la mort. « Mourir, c’est renaître » semble dire l’épi de blé. Le Myste reprenait alors sa vie normale. Il était sauvé.

Les mystères d’Eleusis ont accompli leur œuvre auprès des générations de grecs, même les romains les tiennent en grande estime. Certains empereurs se firent même initier tels Auguste et Hadrien.

 

La Fin d’Eleusis, les Wisigoths dépositaires des Mystères ?

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Avec l’arrivée du christianisme, les jours d’Eleusis sont comptés. En 364, l’empereur romain Valentinien interdit tous les rites nocturnes mais son proconsul le prie d’autoriser ceux d’Eleusis. L’année 379 voit l’avènement de Théodose Ier, empereur romain d'Orient, qui va proclamer l’année suivante le christianisme comme religion d'Etat. Dès 381, il publie un édit qui interdit tous les rites païens et de fait celui d’Eleusis.

Cependant, les nombreux cultes païens, qu’ils soient ceux d’Isis, d’Eleusis, du Mithraïsme, en dépit de l’édit de Théodose et des persécutions, ont continué à se célébrer. Si le Mithraïsme était diffusé dans tout l’empire romain, Eleusis ne comptait qu’un seul sanctuaire. Après la chute d’Eleusis, il est probable que quelques prêtres et adeptes se soient réfugiés dans le nord de la Grèce ou se soient fondus avec le christianisme.

Pour faire bloc contre les persécutions, deux des principaux cultes à mystères, le mithraïsme et Eleusis ont dû se rapprocher. Mithra pour devenir le soleil invincible (sol invictus) et anéantir les ténèbres devait tuer le taureau. Il existe des points communs dans ces deux traditions antiques, ainsi des épis de blé poussent de la plaie du taureau et Zeus n’a t-il pas pris la forme d’un taureau pour enlever Europe ? On a ainsi retrouvé à Eleusis un taurobole, lieu où un taureau était sacrifié et où on versait sur le corps nu du récipiendaire une pluie de sang encore chaud de l’animal. Faut-il voir une relation avec les Hyades, cet amas d’étoiles de la constellation du Taureau, qui signifie en grec « étoiles de pluie » ?

Eleusis avait déjà repoussé les Goths, en 269, lors de leur première invasion. Que cherchaient les Wisigoths ? Pourquoi se sont-ils rendus à Eleusis ? S’agissait-il pour eux d’un site païen qu’il fallait détruire ou voulaient-ils s’emparer des mystères ? En 396, ils ont pillé Athènes sans saccager l’Acropole. Puis ils sont revenus à Eleusis sous la férule d’Alaric I°. Ont-ils été les derniers dépositaires des cultes à mystère d’Eleusis ?

Les Wisigoths ne marchaient pas au hasard. Ils savaient lire les veines de la terre et les lignes du ciel. Leurs augures les ont conduits en Attique. Les Wisigoths marchaient toujours plus vers l’ouest, n’oublions pas que les Wisigoths, en provenance de germanie, étaient le peuple de l’ouest (en allemand Westgoten). Même si les Wisigoths ont été convertis à l’arianisme vers 341, (l’arianisme venait de ce prêtre chrétien d’Alexandrie, Arius, qui professa vers 316 que Jésus Christ ne pouvait être l’égal du Père, ce n’était que le Fils du Père), les traditions antiques demeuraient bien vivaces. Les Wisigoths vouaient un culte au taureau,  taurus en latin, tauros en grec. Il est probable quela mise en commun des cultes du taureau mithraïque et ceux d’Eleusis aient attisé la convoitise des Wisigoths.

En se repérant aux étoiles, ont-ils suivis une première route des étoiles, celle tracée par les bœufs vers la déesse Vierge Perséphone, Mère de l’Epi de blé ? Cette route de la Vierge passait par la constellation du bouvier, amenant avec lui les bœufs de la grande ourse (les sept bœufs, septem triones en latin) située au septentrion. Les bœufs représentant l’agriculture, tirant la charrue pour ensemencer la terre des étoiles. Le chemin forme un arc de cercle depuis les trois premières étoiles de la Grande Ourse en passant par Arcturus, l’étoile la plus importante du Bouvier, jusqu’à l’Epi de la Vierge, là où la terre vierge est ensemencée.

Déméter et Perséphone, et la plupart des cultes des déesses-mères se retrouvent liés à la constellation de la Vierge. Le soleil traversait jadis la route de la Vierge lors de l’équinoxe d'automne. Les deux principales étoiles de la constellation étaient aussi en rapport avec l’agriculture : le lever héliaque de l’étoile de l’Epi (Spica) correspondait à peu près à la période des moissons, et celui de l’étoile de Vindemiatrix (du latin Vindemia, vendanges) à celui des vendanges.

Puis les Wisigoths auraient suivi une deuxième route céleste, celle alignée sur la voie lactée, d’est en ouest. Partant d’Eleusis, emportant les derniers mystères avec eux, ils auraient suivi le lever héliaque de Sirius, que les anciens égyptiens assimilaient à la déesse-mère Isis, puis la constellation d‘Orion, le grand chasseur, que l’on pourrait assimiler à Mithra. Orion ne menace-t-il pas le Taureau placé juste à ses côtés ? Les Wisigoths suivaient ainsi la route tracée par le Taureau. La plus grosse étoile de la constellation du Taureau ne se nomme-t-elle pas Aldébaran qui signifie en arabe « celui qui suit » ?

La voie lactée est aussi le chemin emprunté par la vache céleste. Certaines déesses mères, se montrent sous les traits de la vache sacrée. Hathor en Egypte ou Anat cette déesse agraire chez les Cananéens n’ont-elles pas les cornes d’une vache ?

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Les Wisigoths remontant toujours vers l’ouest ont pillé Rome en 410. Il est probable que les Wisigoths, aidés en cela par leurs augures, aient également contribués à tracer les premiers le fameux chemin (el camino) de Saint Jacques de Compostelle, le champ d’étoiles (Campus Stellaru) poursuivant ainsi jusqu’en Espagne et au Portugal en direction du Finisterre, Finis Terra. Sur leur traces, nous pouvons retrouver de nombreuses villes commençant par le signe du taurus: une de leur premières capitales a été Toulouse, puis en Espagne, Tolède. D’autres villes dans la péninsule ibérique rappellent encore le taurus dans leur nom, telles Tarragone, Torrejon ou Tomar.

Le mythe agraire de Démeter et Perséphone perpétué par les mystères d’Eleusis symbolisait la renaissance du printemps, l’éternité des cycles de la vie. Les pratiques rituelles d’Eleusis sont désormais à tout jamais perdues, oubliées de la mémoire de l’homme. Pourtant, je me souviens d’un coucher de soleil féerique sur la baie d’Eleusis … et malgré les siècles qui ont passé, une magie s’opère toujours. Il suffit d’être attentif à ce qui nous entoure et d’ouvrir ses yeux. Pour devenir voyant à jamais ? Les oracles grecs ne disaient-ils pas, « un jour les dieux reviendront et ce sera pour toujours » ?

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